(extrait)

Cʼest en quelque sorte le vrai début de la peinture. On en est encore au choix de lʼimage qui va donner le départ, mais je sens les premiers coups des pinceaux qui vont être donnés, je sens déjà lʼodeur de la peinture, la rugosité de la toile qui mʼattend.... Il va falloir lʼadoucir avec quelques couches de fond. Lʼépaisseur de la peinture cassera un peu cette rugosité du tissu, et ce sera plus doux de laisser la main frotter un trait de fusain, pour effacer un mauvais trait. Un souffle, et les poussières qui restent encore sur le trait effacé ne sʼaccrocheront pas à la toile. Le dessin sera plus facile, plus agréable.

Cʼest une des raisons qui font que je nʼarrive pas à quitter la toile définitivement pour lʼordinateur. Jʼarrive à dessiner et peindre, avec la tablette graphique et le stylet, exactement comme si je travaillais sur une toile. Cʼest aussi plus facile pour ma vue, car je nʼai pas à enlever ou remettre mes lunettes sans cesse, il suffit dʼuser de lʼoutil nommé «loupe » et je peux instantanément voir ce que je fais comme si jʼétais à 5 centimètres, et aussitôt, je peux mʼéloigner à 2 mètres pour voir lʼeffet de ce que je viens de faire ! Et ça sans quitter mon fauteuil confortable...

Mais je ne retrouverais jamais les sensations que jʼai en peignant sur une toile. Les gestes sont plus grands, les mains, les doigts reçoivent sans cesse des messages différents, par les matières variées quʼils touchent. Le bois des pinceaux, mais aussi le plastique qui recouvre la plupart des manches de ceux-ci, les poils que lʼon caresse ou que lʼon frotte énergiquement pour les remettre en place. Et les tubes à presser, certains pigments sont durs, dʼautres plus souples, et chaque tube réagit différemment.

Et la toile ! La toile elle-même, qui apporte tant de sensations différentes au fur et à mesure que le travail progresse ! Les sous-couches, les fonds, et le dessin. Ensuite les premières approches, la couleur qui anime de plus en plus la toile. Et cette toile quʼon ne perçoit jamais de la même façon, et quʼon ne touche jamais de la même façon non plus. Les grands gestes, la main qui frotte sur toute la surface de la toile, à la recherche des imperfections, les petits grains quʼon doit enlever. Les mains doivent être sèche et propres, il ne faut pas tacher la toile ou laisser la sueur graisser un endroit, mais les gestes sont libres, sans précaution particulière.

Et cʼest différent, un peu plus tard, quand on en est à lʼesquisse du dessin. Il sʼagit à la fois de ne pas trop toucher la toile, car le trait de fusain est fragile, et se dépose sur les doigts, la paume des mains, et partout en fait ! Et en même temps on peut effacer de grandes parties du plat de la main. Et la sensation que lʼon a en effaçant est très subtile. On a lʼimpression de minuscules petites boules qui glissent toutes ensemble sous les doigts, et qui sʼaccrochent, on ne sait comment à la toile, puisquʼil ne suffit que dʼun souffle pour les faire sʼenvoler. Le crissement du fusain aussi est irremplaçable. Au début je ne le supportais pas, ça me faisait grincer des dents comme on dit, et avec le temps, jʼai appris à distinguer les différents chuchotements de cet outil, ceux de la pointe aiguisée, ceux du tranchant, et puis aussi, quand le bout est émoussé par le travail et quʼil devient plat. Tous ses crissements soyeux, ses chuchotements discrets forment un vrai langage et on pourrait presque dessiner les yeux fermés et on saurait quand même un peu le style de trait que lʼon est en train de laisser sur la toile.

Et puis, quand la peinture est assez avancée, alors, on ne peut plus toucher cette toile que délicatement, et parfois plus du tout a certains endroits. Cʼest vrai, jʼai un rapport avec les objets, qui est particulier. Dʼailleurs, ça ne se limite pas aux objets... Je prête vie à des tas de choses, des objets, et même des rêves. La toile, avec qui jʼai eu tant de moments différents, a vécu avec moi la naissance de lʼimage quʼelle porte. Et, lorsque la peinture est finie, la toile est comme habillée dʼune robe quʼelle ne pourra plus enlever. Elle est si belle aussi maintenant, et si différente de ce bout de tissu de lin imprégné de ce blanc mat.
Mais la transformation est définitive, et si la robe est belle, elle est aussi défi nitive elle aussi. Enfin, bien sûr, je peux changer la robe, lʼaméliorer, lʼeffacer même, mais la blancheur du premier moment, celle-la, je ne pourrais jamais la retrouver...

 Alors je pense à la toile que jʼai posé, un jour, sur mon chevalet, et avec laquelle jʼai commencé lʼaventure. Car cʼest chaque fois une aventure. Et je repense à toutes ces étapes, toutes ces histoires quʼon a partagées...
Et je regrette, maintenant, de ne pas avoir su trouver le moment, où cʼétait encore possible, de laisser aller mes mains sans craintes, et de donner à ma toile les dernières caresses. Comme un au revoir, avant de lʼhabiller, peu à peu, délicatement, passionnément, nerveusement même parfois, mais sans retour possible à cette nudité dans laquelle je lʼai vue la première fois quand je lʼai déposée sur le chevalet.

Plein de rêves dans la tête, je nʼai pas eu de regard pour cette toile, vierge. Je nʼai pas su prendre un petit moment pour dire, ne serait-ce que « bonjour ». Et puis me présenter, et lui expliquer ce que jʼallais faire, et lui donner une idée de ce que nous allions vivre... Non, mon rêve, seul, existait et prenait toute la place... Je nʼy ai vu que lʼimage de ce que jʼallais commencer. La robe avec laquelle jʼallais lʼhabiller envahissait seul mon esprit, et seule lʼaventure que cela représentait comptait.
Et je nʼai pas su poser mon rêve, là, sur une petite table à côté de moi, et dire simplement ce « bonjour » à cette toile blanche, vierge, qui attendait sur mon chevalet, toute confiante, les assauts de mes grandes brosses, peut-être quand même un peu craintive, mais je nʼen suis pas sûr. Des brosses toutes simples, quʼon utilise pour repeindre son plafond, ou un placard. Je les imprègne dʼune peinture un peu épaisse dʼune seule couleur, celle du fond, qui va préparer la « peau » à recevoir lʼesquisse, le brouillon que lʼon efface et quʼon recommence et ensuite les couleurs, les retouches, et puis viendra le moment délicat, ce sera celui des brosses plus luxueuses, avec de soyeux poils de martre...

Je crois quʼelle savait, ma toile, dès le commencement, que jʼallais un jour utiliser ses pinceaux si doux, si rassurants. Et oublier un peu lʼaventure vibrante et agitée du début, pour arriver aux moments plus calmes, plus mûrs.
Pleins de passion aussi, mais une passion différente des débuts, plus torride, plus sensuelle, plus forte aussi. On ne connaîtra plus les premiers émois, cʼest sûr, mais tout ce qui vient dʼêtre vécu nous a chargés dʼémotions. Ces émotions, nous les gardons des moments forts, et parfois violents, des doutes, des éternels recommencements...Et toutes ces émotions que lʼon a partagées transforment cette passion, pour en faire cette si belle image dont ma toile est vêtue maintenant.
Cʼest peut-être pour ça quʼelle a su patienter, et accepter sans broncher ou presque, les grands coups de brosses, les chatouilles du fusain, les retouches, les colères, les remises ne cause...etc. Elle savait quʼun jour, la robe serait magnifique. Elle devait savoir que jʼallais la transformer, la faire renaître, lui donner son identité. Et ça valait le coupde se laisser emporter par lʼaventure ! Et ça valait le coup, de laisser derrière soi la blancheur et la virginité, pour sʼhabiller de lʼimage que jʼallais dessiner sur elle, cette robe, avec laquelle jʼallais la recouvrir, et qui allait se mélanger à ma jolie toile vierge, pour que les deux ne fassent plus quʻune...
Une parfaite union, faite de tout ce qui a été partagé. Un nouvel être, qui est née... On lʼappelle un tableau, et je vais même lui donner un nom. Comme on nomme chaque chose qui a une identité, qui a une histoire, une vie...

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