Montpelier... à cette époque, je travaillais à Electrolux (les fameux aspirateurs),  et j'ai faillis m'installer à Clermont l'Herault.
j'avais rien trouvé de mieux que ce boulot, et ma foi, j'avais un certain succès. Avec mon "baratin", j'avais surpassé tous les records de vente, et on m'envoyait déjà des stagiaires, au bout d'un mois de travail dans la boite! Ils venaient d'autres régions de France pour venir se former à ma méthode...
Il faut dire que cette méthode était assez particulière, et intéressait beaucoup de monde, car elle ne concernait pas que la vente. Elle touchait à l'individu même... à la psychologie du vendeur.
Il fallait reconquérir une assurance en soi, une volonté sans faille, et en même temps une certaine croyance ... aux mathématiques, aux probabilités, et quand même à l'irréel, et aux "bonnes fées".

C'est tout moi, ça...

Bien... à cette époque, nous avions fermement décidé de nous installer dans le midi. Nous avions projeté de nous installer près d'Alès, et d'ouvrir un magasin de "bomboms"... Des friandises que nous voulions vendre dans des jolies boîtes que je décorerai à l'aide de mes pinceaux... Mais nos projets n'ont pas pu se réaliser, et nous avons dû faire face à une à une certaine situation d'urgence...
Nous avions quitté Alès précipitamment, et il fallait trouver un travail rapidement. Le jour même en fait!
Donc, après un rendez-vous pris grâce aux petites annonces, me voilà embauché pour vendre des aspirateurs au porte à porte... Deux mois plus tôt, j'épluchais des patates derrière le comptoir de la "creperie" que j'avais ouvert dans Paris... Je n'étais plus à ça prés...
Avant de se lancer dans ce boulot, nous avions droit à un petit stage d'une journée où l'on nous enseignait quelques méthode de vente au porte à porte. Et on apprenait comment devait se dérouler le travail méticuleux d'une journée.
On devait avoir frappé à environ 500 portes... Sur ces 500 portes, il était admis qu'un centaine s'ouvraient... et que sur cette centaine, on pouvait compter "franchir" 10 d'entre elle...
Il restait à faire une "démonstration de l'aspirateur, et on savait que sur ces 10 qui avaient accepté qu'on franchisse leur seuil... 5 accepteraient d'assister à la démonstration... et que sur ces 5 "démos", il y avait "une vente" ! ! !

Mince... je ne pouvais me satisfaire d'une telle méthode... et du coup, après de longues réflexions, je me suis risqué à élaborer une théorie, disons... plus moderne.
En effet, la technique de vente que l'on nous enseignait me semblait un peu vieillotte... ces 500 portes qui donnaient 100 contact, qui donnaient 10 "pénétrations" (comme disaient les vieux représentants hilares...), qui donnaient 5 démos, et tout ça pour aboutir à "une vente"... Bof!

J'ai donc voulu tester "ma" méthode. Elle avait l'avantage de faire gagner beaucoup de temps. Et comme à  l'époque nous n'avions pas encore trouvé de logement, et que nous "habitions" au camping de Palavas les Flots, ce gain de temps avait son importance.
Ben oui! On habitait dans notre magnifique camping car (photo ci-jointe), et comme on était à la plage, c'était pénible de quitter toute la petite famille dès le matin pour aller "frapper" à ces 500 portes... Les gosses étaient enchantés de cette nouvelle vie, et appréciaient ce changement de climat! Nous n'étions donc pas remontés, cette fois, vers la grisaille de la région parisienne, et l'automne à Palavas était délicieux. La majeur partie de la journée se passant dans l'eau, encore tiède de l'été.

En fait, pour en revenir à ma fameuse méthode, tout avait simplement démarré par une analyse "mathématique" de la vielle méthode. Je m'étais dit que, mathématiquement parlant, il existait une probabilité qu'après toutes ces portes frappées, une par une, ce soit en fait la dernière qui soit celle de la cliente intéressée.
Donc, j'avais mis au point mathématiquement ma nouvelle méthode, et qui consistait à déterminer l'endroit où j'aurait dû frapper à ma première porte, et à compter scrupuleusement les 499 portes suivantes, pour aller frapper à la celle qui aurait été, selon l'ancienne méthode la "dernière" de la journée.
Mais, selon "ma" méthode, et puisque j'avais respecté les 500 portes, et le reste, cette dernière porte serait celle où devait se réaliser la vente.

C'était plus ou moins aisé, cela dépendait des secteurs. On nous avait enseigné pendant le stage, qu'il ne fallait jamais commencer par les étages du bas, et donc monter directement au dernier étage, et commencer par là le "frappage" des portes, en descendant au fur et à mesure. Et donc suivant ce principe, les secteurs les plus faciles restaient les hauts bâtiments... On n'avait moins de chemin à parcourir d'immeuble en immeuble. Le seul ennuis, c'était que, dans le secteur qu'on m'avait attribué, il n'y avait pas d'immeubles très hauts, et que la plupart de ces immeubles n'étaient pas équipés d'ascenseurs. Pas grave, j'allais entretenir ma forme, et de toutes façons "ma" méthode permettait d'éliminer ce problème.
Mais attention! Pour que la méthode marche, il fallait, comme je l'ai dis, compter scrupuleusement les portes, car tout erreur fausserait les calculs, et bien sûr conduirait à l'échec.

Bref, "ma" méthode s'appliquait à partir de 18 heures, et ne fonctionnait qu'une petite demi-heure. Pour respecter les données mathematiques, j'étais censé avoir frappé à toutes les portes, sans succès, et je me dirigerais vers la dernière... Donc, ça ne pouvait se passer qu'en fin de journée. La majorité de ma clientèle avait, à cette heure là, le moment de répit souhaitable. Je pouvais frapper à sa porte, je ne serais pas rejeté. J'entrais donc, je faisais ma démonstration, sortait le bon de commande, et hop... c'était joué, je n'avais qu'à revenir à mon domicile, le "camping de Palavas les Flots"...

Donc,  j'allais expérimenter ma nouvelle méthode, et pour ça, il me fallait  y croire absolument. Ma méthode différait complètement de l'ancienne à laquelle on nous avait formé... D'abord par l'aspect "mathematique", mais aussi, par d'autres points non négligeables, et qui avaient attiré mon attention... et ma réflexion.
Le tout premier point concernait l'heure du démarrage...
Un brin de réflexion suffisait pour comprendre que les "clients" étaient en fait des "clientes". Et surtout dans cette région, les femmes au foyer, les maris au boulot. Donc, il me fallait trouver un créneau horaire qui me garantirait un maximum d'efficacité. Je ne trouvait pas utile de frapper à des portes, si ma "clientèle" n'était pas à son domicile... Il fallait aussi que l'horaire ne corresponde pas à un moment de la journée peu propice à la visite d'un "inconnu", et de sa "drôle de machine"...
Bien sûr, il existait une cliente "particulière", rare, mais qui ouvrait sa porte quelque soit l'heure... on l'appelait "la speciale"... ce petit nom était inspiré par la celui de la pizza de luxe, la pizza qui se plaçait au dessus des autres, au dessus de la quatre saisons, celle qui avait toutes les options, toutes les saveurs, la meilleure quoi!
Cette "spéciale" était toujours prête à recevoir ce fameux "inconnu". D'ailleurs, il en passait pas mal dans la journée. les inconnu qui vendaient des encyclopédies, les inconnus qui venaient vanter les avantages d'assurances, etc, etc... un véritable défilé. La "speciale" ouvrait sa porte à tous... et faisait son choix....
J'ai connu des collègues qui, comme ils le disaient, ne chassaient que la "speciale"... le chiffre d'affaire importait peu, ils voulaient accrocher à leur tableau de chasse, le maximum de "spéciales"... Il ne s'agissait de conquête amoureuse, ou même de performance sexuelle, c'était autre chose! C'était comme appartenir à une certaine caste de chasseurs. Il existe les chasseurs de lapin, de perdrix, etc... et les autres, les chasseurs de fauve... La "spéciale", c'était la panthère du chasseur, la tigresse, le fauve rare! Avoir une "spéciale" à son tableau de chasse, ça faisait de vous un "grand chasseur"... Et ça... C'est pas donné à tout le monde.

Bref, "ma" méthode marchait! Une vente par jour! Et si je n'avais pas atteint le statut envié de "grand chasseur", je m'étais hissé à celui, non moins envié, de "grand vendeur"!
Le directeur de la boite, qui me voyait amener imperturbablement une vente chaque jour, était impressionné. Au bout d'une semaine il m'a proposé de changer de statut, et donc d'abandonner le principe du fixe, et de la petite commission, ce statut qu'on donne aux débutants, afin de leur assurer un minimum de salaire au début. Il me proposait de passer directement au statut de la commission pure. C'était plus intéressant financièrement, car à l'époque (1978)  je toucherais donc 250 francs par vente!

Comme je me trouvais visiblement dans une période de chance, mon patron me prédis alors que j'arriverais à obtenir, non pas une vente, mais deux par jour!
Alors, suivant "ma" méthode, je ne me contentais plus de frapper à la dernière des 500 portes, mais aussi à l'avant dernière! Et  ça marchait!j'étais donc dans une période de chance, et je réalisais 2 ventes par jour!

Quel succès! Et c'est comme ça que mon patron m'a proposé de monter carrément une nouvelle agence, à "Clermont l'Herault"...

Ça ne s'est pas fait, car ma période de chance a duré seulement 4 mois... ce qui semblait incroyable quand même, à ceux à qui j'expliquais les bases "mathématiques" de "ma" methode...
Ensuite, je suis tombé rapidement dans une période de "malchance"... et il m'a fallut admettre au bout de deux semaines d'echec total, que ma méthode" ne marchait plus, et que je devrais sans doute me rabattre sur la méthode d'origine... J'ai commencé alors à frapper, tôt le matin, des portes qui semblaient ne jamais devoir s'ouvrir... Il me semble même, si mes souvenirs sont bons, que le soleil qui commençait à peine à poindre au dessus des toits des immeubles, ne parvenait pas à éclairer les cages d'escalier... les portes restaient sombres, et les appartements silencieux. J'entendais pourtant des bruits dans l'immeuble, mais il venait d'autres étages. J'entendais des cris d'enfants, des bruits ménagers, des bruits de vie quoi! Mais à chaque étage, les appartements desquels je frappais les portes restaient sans vie.
Lorsque je sortais de l'immeuble, après avoir frappé à toutes les portes, il me semblais avoir visité un château hanté... Alors, j'entrais dans la cage d'escalier suivante, et comme la méthode le disait, la vieille méthode bien sûr, il ne fallait pas commencer par les portes du bas, il était préférable de monter tout de suite au dernier étage, et de commencer là. On descendait ensuite d'étage en étage. C'était ce que préconisait la vielle méthode.
C'était terrible! Car tout au long de l'ascension vers le dernier étage, j'entendais les bruits de vie... J'entendais certains mots distinctement, je discernais les sonorités différentes des voix... les bruits des casseroles dans les éviers, les gosses qui jouaient ou se faisaient gronder car ils allaient être ne retard pour l'école...
Mais lorsque je commençais à frapper aux portes... celles ci restaient closes, et au travers d'elles ne me parvenait aucun bruit. J'entendais seulement  tous les bruits des autres étages, qui se mélangeait pour ne faire qu'un grondement ...

Dans l'heure qui suivait, les mamans avaient conduit les enfants à l'école, et je parcourais des cages d'escalier vides de tout bruit... C'était décevant, bien sûr, mais ça me donnait comme un répit... Je n'avais plus cette sensation d'être entouré de fantômes... Je montais, imperturbable, en haut des cages d'escalier... et je commençais ma descente.
Je savais qu'il n'y avait pratiquement personne, et malgré l'echec annoncé, je ressentais quand même une sorte de calme... d'apaisement.
Il me semblait voir au travers des portes... Certains appartements, bien  que silencieux, étaient encore pleins de vie,  comme un lit défait, où les draps chiffonnés portent encore la chaleur et les odeurs des corps endormis. Je devinais des tables de cuisines, encore envahis des restes de petit déjeuner... et puis d'autres appartements, déjà mis en ordre, comme s'ils n'avaient pas été habités... et puis d'autres encore, dans lesquels les traces de vie étaient tout autres... On sentais le vernis, la poussière aussi qui s'accroche aux napperons en dentelle un peu jaunies. On entendait presque le souffle de ces vieux qui font si peu de bruit qu'on ne les entend plus vivre... Depuis la porte, je voyais, en contre jour, au fond de l'appartement, leur silhouette. Enfin... je devinais simplement les contours d'un corps, de dos, dans un fauteuil, immobile devant la fenêtre. Le soleil parvenait difficilement à éclairer la pièce. Les voiles des rideaux l'empêcheront de toutes façon de venir brûler les tissus des vieux fauteuils... des vieux canapés, des vieux napperons...

Pendant le reste de la matinée, je continuais à escalader les cages d'escalier, et redescendait, toujours sans avoir vu une porte s'ouvrir. Mais la vie reprenait un peu... Je ne m'inquiétait presque plus des ventes ratées, et des jours difficiles que cela nous promettait...
L'inquiétude et l'angoisse avait laissé la place à un nouveau sentiment. Je ne saurais pas bien le définir... un mélange de curiosité, et d'autre chose... Je me sentais comme une sorte de "voyeur"... Je me parcourais ces cages d'escalier, et j'avais le sentiment de pouvoir regarder au travers de ces portes qui restaient désespérément fermées...
Alors, l'imagination aidant, il me semblait voir leurs occupants. Ou plutôt leurs "occupantes". Les quelques bruits ou odeurs qui me parvenaient, des tintement de vaisselle, des bruits d'eau, de douche qui coule, me laissaient deviner ces femmes, dans leur cuisine, leur salle de bain...
La matinée s'écoulait ainsi, et les portes restaient closes. Ironiquement, le vrombissement d'un aspirateur me ramenait parfois à ma réalité... Des postes de radio diffusaient quelques musiques qui s'ajoutaient à l'ambiance étrange, et cependant rassurante de ces cages d'escalier. J'entendais aussi des génériques d'émissions bien connus,  les voix des commentateurs... Elles étaient les seules voix de l'immeuble,  à l'inverse de la première heure, lorsque les mamans commandaient aux enfants de se laver, de venir prendre leur petit déjeuner, de ranger leur chambre, etc, etc...
La matinée touchait à sa fin, et les bruits s'intensifiaient... Les odeurs aussi. Tintement de casseroles, cliquetis métalliques, la cuisine s'animait. Les parfums de savon et de lessive avaient laissé la place à de savoureuses odeurs d'ail, d'oignon, poivrons et tomates. Je salivais aux parfums des viandes qui grillaient... je devinais des steaks hachés... ils ont une odeur particulière, et des souvenirs d'enfance se mélangeaient à mes rêveries... Les enfants allaient rentrer de l'école.
les portes restaient fermées à mes appels, et même si j'entendais le claquement rapide des talons dans les escaliers, je ne croisais toujours pas ces mamans qui descendaient précipitamment les marches pour aller chercher leurs gamins à l'école...
C'était le signal de la pause du midi, et j'allais moi aussi quitter ces bâtiments pour aller dans un petit restaurant. Toujours le même, celui où se retrouvaient les représentants de cette spécialité particulière, "le  porte à porte"...
J'y croisais les as de l'encyclopédie, les rois de l'assurance, et bien sûr mes collègues d'Electrolux, le meilleur aspirateur au monde!
Tous se balançaient à la figure leurs exploits de la matinée... Et chacun voulait briller plus que les autres... On sentait bien une certaine exagération dans leur récit, et l'accent du midi n'y était pas étranger. Tout le monde était au comptoir, et les saveurs anisés envahissaient la restaurant. Bientôt, les groupes allaient se reconstituer, et rejoindre leurs tables respectives. Il y avait les tables des "encyclopédies", les tables des "assurances", celles des "Electrolux"...
Mais, au milieu de ce brouhaha,  à certaines tables s'installaient parfois des moments de silence. Les corps, les visages, les yeux ne visaient plus qu'une seule direction, celle du "chasseur de spéciale"! Il racontait ses chasses de la matinée!
Du coup plus aucune vente miracle n'avait d'importance, et ceux qui étaient encore des héros quelques minutes plus tôt, n'intéressaient plus personne. Les contrats mirobolants, les remises exceptionnelles, les arguments bidons, rien n'avait plus de saveur, seul le chasseur fascinait!
Les autres tables auraient bien voulu qu'un grand silence s'installe pour pouvoir écouter  les détails de son récit...
Mais chaque groupe avait son propre chasseur, et son tour viendrait immanquablement. Alors, jalousement, toute la tablée se pencherait en avant, pour savourer les détails croustillants, sans rien laisser échapper pour les autres.
Les récits des chasseurs émoustillaient les collègues, admiratifs, et aussi un peu jaloux... Ben oui! N'était pas "chasseur" qui le voulait! Il fallait ce petit quelque chose qui distingue les chasseurs des autres mortels... Il ne s'agissait pas toujours de qualité physiques, même si on pouvait en convenir, les chasseurs, avaient la tête de l'emplois, et auraient pu, pour la plupart jouer au cinéma des rôles de James Bond et autres séducteurs.

Il fallait autre chose, c'est sûr...

Et puis, encore fallait-il que les portes s'ouvrent!
Si au moins une de ses "spéciales" avait pu m'ouvrir sa porte! Bien sûr, je n'étais pas un chasseur... mais j'aurais essayé quand même... de lui vendre un aspirateur!

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